Sous mes yeux, dans un regard qui croit pouvoir se détacher et prendre de la hauteur parce que je suis en « vacances », s’expose la réalité nue, sans artifices, d’un monde à la fois proche de mes sens par sa sensorialité insolente et impudique, et loin de mes critères habituels par ce qui vient me surprendre et me semble insolite.
Les couleurs sont fortes, les odeurs sont fortes, les corps s’affichent et se fichent des normes et canons qui conditionnent ce qu’il convient de cacher ou de montrer. L’opulence est visible partout, dans les tours immenses qui s’érigent de toute part et semblent mieux gardées que des prisons. L’opulence de la violence est partout, comme dans ces micro-bidonvilles qui, tels des squats inattendus, se glissent entre les premières, profitant de l’appui de leurs murs solides pour soutenir leurs toits de carton sans charpente et sans fondations. L’opulence est dans la musique débordante dont les ondes ne connaissent pas de frontière, et la transforment en stridence. C’est l’opulence de la misère, celle de la différence, celle de l’invasion des espaces intimes. L’espace de l’excès en expansion est partout autour de moi. Tout me secoue.
L’excès est aussi dans la spontanéité, dans la générosité, dans les débordements de sympathie, dans la disponibilité touchante des êtres pour qui la notion de connu ou d’inconnu ne constitue aucun frein à la communication. Le monde de l’autre s’ouvre aussi facilement qu’il peut être envahi. Il nous a suffit de lever les yeux vers la fenêtre d’un vieil immeuble de la vieille ville, d’où sortaient les débordements d’une percussion primitive, pour nous voir invités à monter. Et pour nous sentir happés par la vibration intense des tambours de « maracatu ». Hommes, femmes, jeunes et moins jeunes répétant pour leur prochain défilé de carnaval, nous ont ouvert leur espace sans rien demander, sans rien attendre. Mais nous offrant tout de leur moment.
Il a suffit que notre regard de curiosité un peu ingénue soit perçu par le gardien du musée déjà fermé, pour qu’il nous ouvre la porte et nous propose quand même d’entrer. Qu’il nous invite à découvrir les bureaux, les archives, les coulisses de ce qui n’est rien d’autre qu’une tentative de protection de la culture locale, au milieu du délabrement général. La bâtisse est vieille et en triste état. Mais les forces des personnes qui y travaillent sont vives et pleines d’enthousiasme. Et au coeur de l’imprévisible, s’offre à nous un échange intense avec des êtres qui se montrent ravis et avides de partager avec des étrangers ce qui les passionne, les fait vibrer et constitue leurs racines. Fiers de leur appartenance.
Là où je croyais voir un jeune historien universitaire, aux dents bien alignées, au teint bien clair et à la chemise bien repassée, je ne trouve qu’un jeune employé assez maladroit et maitrisant à peine son sujet, mais désireux de nous faire découvrir ce qu’il sait, ce qu’il peut.
Là où je croyais voir un subalterne de préfecture dans cet homme à la peau sombre, à la bouche clairsemée, au regard rougi, aux mains un peu calleuses, je découvre un homme d’une grande culture historique, sauveur du patrimoine musical de sa ville, mémoire vivante de son peuple. Un homme qui me parle de Claude Lévi-Strauss et me demande des références sur Michel Maffesoli lorsque je lui parle de la fascination que notre philosophe éprouve pour la culture de ce pays.
Lorsque nous sortons de là, je me sens nourrie d’éléments d’une culture qui m’était inconnue, mais plus encore, d’un contact humain riche de son immédiateté et de sa simplicité.
Nous continuons notre promenade dans les rues chaotiques sur lesquelles descend sans transition l’obscurité des tropiques. Le jour cède sa place à la nuit, le temps d’un si bref coucher de soleil. Comme si ce dernier tournait le dos aux scènes du réel que son intense lumière expose crument à notre regard.
Nous nous approchons d’un bouiboui duquel nous parviennent des accords qui plaisent à nos oreilles et se distinguent de la cacophonie environnante omniprésente. Et là où je ne voyais que désordre et odeurs suspectes, que déchéance et décrépitude, je rencontre le « groupe des 13 ». Des hommes retraités se retrouvent tous les jours dans ce vieux bar pour jouer et chanter, autour d’une bière, les bons vieux sambas et autres chorrinhos de Noel Rosa, Nelson Cavaquinho et Pixinginha. Un peu comme si, dans ma ville, ces mêmes retraités se retrouvaient pour nous réjouir du souvenir vibrant de nos Mouloudji, de nos Piafs et autres Brassens. Avec l’aisance innée de la musique qui fait que la guitare et l’atabaque passent de mains en mains, la mélodie de voix en voix…pour rencontrer l’écho de celles des amis autour et ne jamais se perdre. L’appartenance est encore là.
Là où je croyais n’être qu’une cliente de plus devant son verre, ils m’offrent, au moment de mon départ, le salut destiné au visiteur auquel l’on rend un hommage spécial et qui lui donne la mesure de l’accueil et du lien.
Tout au long de ce voyage, là où mes yeux cherchent les cocotiers, les bananiers, l’exubérance luxuriante de la flore tropicale, comme des images du paradis….mon regard se heurte et se blesse sur chaque décharge à ciel ouvert, à chaque coin de rue où se déverse ce que personne ne veut voir ou garder chez soi, mais jette en pâture aux chiens et à la nature comme s’ils avaient l’un et l’autre le pouvoir de faire disparaître la laideur des restes d’un monde de consommation sans mesure et hors de tout contrôle. Le plastique a pris, sur le pavé, la place des feuilles et des fleurs. Et le pavé à cédé sous le poids de l’insupportable, ouvrant sous mes pas des trous partout. Des pièges dans lesquels je m’efforce de ne pas tomber.
Pourtant parfois, mon regard s’embrume d’émotion lorsqu’il accroche la lumière intense de deux yeux d’enfant mariant le blanc de l’écume des vagues au noir de l’ébène. Il se met à nu devant le visage buriné et les mains rugueuses du paysan gardant pour la plus aride des terres les gestes de la gratitude. Il s’allège du rire enfantin de cet homme s’amusant de la sonorité du nom de l’un d’entre nous. Il se perd dans la majesté d’une marche féline.
Mes pas se fondent dans la douceur du sable de la plage. Mon esprit se perd dans l’immensité du rivage que m’offre l’océan lorsque baisse la marée. Mes sens s’enivrent du parfum entêtant des fruits mûrs ou d’une fleur dont je ne connaîtrai peut-être jamais le nom, mais dont les couleurs vibreront toujours de leur aura éclatante de beauté….
Dans ce chaos, je suis au coeur de mon initiation. Chaque fois que je projette mon image du beau, du bon, ou du mal et du laid….le miroir se retourne vers moi pour ne me révéler que des images cachées de moi-même. Il me dit : regardes, sens, vis…mais ne juges pas. Attends. L’ordre est quelque part, là où tu peux voir avec le regard du coeur. Celui qui ne sépare pas le réel mais qui trouve partout le lien qui tient tout ensemble. Et j’attends. Et en attendant, je vis chaque instant, ouverte à l’inconnu de moi-même dans l’intimité d’un monde auquel je ne peux, je ne veux me soustraire.
Peu importe le nom que porte ce lieu où je me trouve. Il est, ici et maintenant, ma réalité. Il est le pays de la ferveur et du frevo ; de l’étreinte et de l’intrusion ; celui où dieu et le diable, loin de se tourner le dos, se livrent, dans un face à face impudique, à un jeu risqué mais peut-être pas sans issue, au-dessus de l’échiquier de nos existences. Ce pays est un lieu où seul le oui de l’acceptation de tout ce qui est semble pouvoir relier entre elles, dans le silence et le sourire, les bords de la bouche béante du réel.
Le pays où je me trouve est le lieu de ma transformation. Car tout ce que je vois, je le suis…aussi.